Il était une fois un historien, un rat de bibliothèque qui semblait sempiternellement attaché aux archives de la mairie de Midgar. Car sur le papier, il y avait une mairie, concession faite aux anciennes institutions, et cette mairie avait encore le droit de créer des emplois inoffensifs.

Le président de la ShinRa était un autodidacte, peu sensible au pouvoir des écrits et de l'érudition. Pour lui, un historien était on ne peut plus inoffensif. Comme toute bonne entreprise, la sienne conservait des archives détaillées, et pour contrôler la population, se chargeait aussi de l'état-civil. Une masse fantastique d'informations à laquelle Helmond Roosendaal avait l'autorisation officielle d'accéder comme bon lui semblait. Entre les mains d'un individu aux pensées subversives, la carte de chercheur de Helmond aurait pu être une véritable bombe à retardement. Mais les archives délivraient un excellent message à leur arpenteur : enfant des secteurs supérieurs, il avait déjà grandi dans l'idée que la ShinRa avait changé le monde pour le mieux, et il avait maintenant la documentation historique qui le prouvait. Il se trouvait pourtant toujours des ingrats pour douter de la véracité de ses ouvrages. "Roosendaal n'est pas un historien", grommelait un de ses anciens camarades d'université, "c'est un misérable propagandiste". Ingrat. Le camarade critiquait la ShinRa qui subventionnait sa vie et la rendait si confortable. Tous des ingrats.

Helmond Roosendaal régnait en maître sur l'historiographie de la ShinRa depuis déjà vingt ans lorsqu'il eut un fils. Enfant tardif, né d'une épouse effacée de dix ans sa cadette, d'une épouse qui s'effaça tant qu'elle s'éteignit peu de temps après. Leiden, le fils en question, avait quatorze mois à l'époque, trop tôt pour se souvenir vraiment, trop tôt pour s'en vouloir de n'avoir rien pu faire pour cette mère qui lui avait donné la vie. Première ingratitude, la seule qu'il a su se pardonner avec le temps. Bien sûr que si, il pouvait remercier sa mère, en profitant pleinement de la vie qu'il avait reçue. C'est ce que lui avait dit son père, après tout. Son père, qui fut alors seul pour l'élever. Il avait trop aimé sa femme pour vouloir se remarier. Tant pis s'il devait passer moins de temps dans les archives et plus de temps avec son fils. Ses thèses étaient, pour l'essentiel, déjà formulées et étayées, il fallait encore que les ingrats veuillent bien s'y rallier. Une tâche... tout aussi ingrate, car chaque camp avait ses opinions et s'y accrochaient. Et qu'importe, le petit était encore trop jeune pour se soucier de ses querelles, il fallait penser à lui.

Mais on ne se refait pas. Au lieu de lui lire des contes, Helmond refaisait l'Histoire pour Leiden. Il lui racontait le monde avant la ShinRa, le monde avec, et Leiden l'écoutait toujours avec attention. Il écoutait aussi ses leçons de morale. Ne sois pas ingrat. Sois reconnaissant. Ne prends pas plus que ce que tu peux donner. Bon sang, ne sois pas ingrat. Avec une mentalité pareille aussi profondément enracinée, pas étonnant qu'il n'ait jamais pu se rebeller comme il faut. Quand la morale vire à la névrose, il faut peut-être s'autoriser un peu de relâchement. Rien à fiche. Quelle névrose ? C'est la moindre des choses. Et puis ce n'était pas comme si, arrivé à l'âge de commencer ses études, Leiden avait vraiment envie de se rebeller. Son père approchait des soixante-dix ans. Il fallait bien quelqu'un pour reprendre le flambeau. C'était donc parti pour de longues années d'apprentissage de l'histoire, par la méthode cette fois-ci. Être le fils de Helmond Roosendaal valait bien toutes les qualifications, cela lui ouvrait des portes. Un atout appréciable dont il n'entendait pas profiter. On n'écrit pas avec ses gènes, mais avec son propre cerveau.

Et la passion ne fait pas la vocation. Leiden n'était pas méthodique comme son père. Grâce au sport, il entretenait un corps sain pour loger un esprit à peu près sain, certes, mais un esprit qui manquait cruellement de rigueur. Et l'ombre du père était pesante. Quoi qu'il fît, Leiden avait le sentiment de toujours plagier les travaux du grand Helmond Roosendaal. Pas étonnant, il en avait entendu le condensé complet pendant son enfance. Quand le père a déjà tout écrit, il ne reste plus grand-chose au fils qui veut marcher dans ses traces. Il tint bon, tenta de s'intéresser à d'autres régions, à d'autres époques, bref, à faire son trou dans d'autres souterrains. Voilà une entreprise dans laquelle il se permit de faire jouer son nom plusieurs fois. Le fils Roosendaal n'avait pas l'air plus dangereux que le père. Mais les Roosendaal n'étaient pas les seuls historiens, loin de là. Helmond était peut-être le plus respecté, ou en tout cas, celui en qui la ShinRa avait le plus confiance, mais d'autres s'occupaient de récupérer les domaines que le vieux héron dédaignait. Il ne restait donc plus grand-chose à Leiden, qui n'avait pas la mentalité qu'il fallait pour dénicher les archives les mieux protégées, pour faire parler les documents les plus énigmatiques.

La carrière de mémoire de la ShinRa n'allait donc pas au jeune homme. Il fallait trouver autre chose, mais quoi ? "C'est à la ShinRa que tu dois ta vie actuelle. Le moins que tu puisses faire, c'est de lui offrir cette vie." Une injonction qui ne venait pas de son père, mais de sa conscience. Très bien, va pour le don de vie. Comment le réaliser ? Il ne suffisait pas de donner un demi-litre de sang toutes les huit semaines. Il fallait être prêt à verser la totalité de ce sang pour le bien de la compagnie, en une fois et sans compensation. A force d'entendre les récits de vieilles guerres, Leiden s'était mis à admirer les armées. Il était temps d'intégrer celle de la ShinRa.

Il aurait pu se contenter de la milice. Il visa le SOLDAT, c'était plus seyant. Trop vieux, lui dit-on tout d'abord. Il insista. Si l'on persistait à le refouler, il était prêt à frapper à la porte d'un bureau de recrutement de la milice, mais qu'on lui laisse une chance, bon sang. On la lui laissa. Bonne constitution, tolérance exceptionnelle à la Mako, observa-t-on, alors tant pis pour l'âge. A vingt-trois ans, on pouvait encore espérer une bonne dizaine d'années de carrière, et plus si affinités. La bonne constitution l'aida à supporter la dureté de l'entraînement. La tolérance remarquable fit augmenter ses capacités dans des proportions invraisemblables. Pas assez, bien sûr, pour le hisser ne serait-ce que dans le cinquième décile de la troisième classe, mais assez pour qu'il se retrouve en quelques mois affublé de capacités honorables, surtout eu égard à son âge. Oh, bien sûr, on trouve toujours plus vieux. Le doyen de cette promotion se nommait Tilberg, vingt-cinq ans au moment de son engagement, et contrairement à Leiden, il avait toujours voulu intégrer le SOLDAT ; c'était son père qui s'y était opposé, préférant voir l'intellect de son descendant bien exploité par une carrière d'ingénieur. La mort du père avait réglé le problème et rendu sa liberté à Tilberg... Le classement plaçait l'ex-ingénieur dans le quatrième décile, pas trop mal, mais cela lui laissait peu d'espoir de promotion. Qu'importe. Au moins, deux types d'une vingtaine d'années au milieu d'adolescents qui avaient pour la plupart une ou deux années de milice derrière eux ont tendance à nouer facilement des liens. Et puis au diable l'âge et les classements, Leiden commença à se faire des amis un peu partout dans le SOLDAT, ignorant royalement la barrière entre troisième et deuxième classe. La barrière entre deuxième et première classe était cependant plus difficile à abattre, et à défaut d'aborder les première classes en personne, Leiden a trouvé le moyen de s'inscrire à leurs fan-clubs...

La belle vie, en somme. Leiden semble avoir trouvé sa place au sein du SOLDAT, il n'a aucun état d'âme à opposer la force à ceux qui refusent l'autorité de la ShinRa, et trouve une satisfaction pleine et entière dans le devoir et l'obéissance. En trois ans, il ne s'est pas trouvé de cataclysme assez grand pour ébranler son monde.